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Le design par le care : mieux concevoir pour mieux prendre soin
Le care design ou design du « prendre soin » est une approche éthique centrée sur l’empathie, la bienveillance et la prise en compte des besoins humains dans leurs dimensions émotionnelles, sociales et physiques. Il vise à concevoir des expériences, des services et des environnements qui répondent aux vulnérabilités, aux attentes et aux réalités des individus et de leur écosystème.
Nadège Bide est designer depuis plus de 20 ans. Diplômée de la formation Manageur en Ingénierie de la Communication Numérique Interactive en 2015, elle a rejoint GOBELINS après plus de 10 ans de pratique du design dans l’industrie du textile et de la mode.
Aujourd'hui UX design researcher et strategist, elle encadre également des équipes depuis des années.
Elle a développé, une réflexion puis une expertise autour du care et du design éthique et nous partage aujourd’hui sa vision du care appliqué au design et comment cette approche a transformé sa pratique professionnelle.
Le design par le care qu’est-ce que c’est ?
Le Care peut être traduit littéralement par « prendre soin » en français. On met souvent en opposition le "care" (soin social ou relationnel ) avec le "cure" (soin technique et médical ), c’est-à-dire le fait de soigner, de guérir.
En français la proximité lexicale de "soin" et "soigner" a tendance à minimiser la notion d’attention liée au Care et qui fait pourtant toute la différence.
Il s’agit de repenser le rôle du designer comme celui qui prend soin (des utilisateurs, des cibles et des environnements…) pour proposer des objets de design.
Le design par le care va au-delà de la résolution de problèmes (chère aux concepteurs) , et se concentre sur les vulnérabilités comme une condition universelle, en considérant que chacun, à un moment donné, peut se retrouver dans une situation où il a besoin de soutien ou de compréhension.
L’empathie et la bienveillance sont une priorité. Le ou la designer va aussi prendre en compte l'environnement, dans une approche écologique ou en tout cas une réflexion sur l’impact du projet dans le temps.
L’inclusion est également un axe fondamental. Il faut veiller à s’adresser à tout le monde et pas uniquement à la norme. On pense souvent que la norme c’est ce qui va permettre de satisfaire le plus grand nombre, mais avec le care design, on essaye de s’adresser à tous/toutes sans exception.
Projet "Les Jardiniers d'Arcueil" - Rencontre du Soin et du Design
Comment vous-êtes-vous intéressée à la thématique de l’éthique en design ?
En tant qu’UX designer, j’ai une sensibilité naturelle à l'humain, je vais interagir avec les utilisateurs pour mieux comprendre leurs besoins, en cultivant l'empathie.
J’encadre des équipes et j’essaie d’avoir une approche attentionnée du management. Au-delà du mot « bienveillance » qui est de plus en plus à la mode pour des raisons de stratégie d’entreprise, c’est une vraie posture à mettre en œuvre quand on veut que les gens restent engagés pour de bonnes raisons.
L’accélération des technologies et l’arrivée de l’IA ont également fait émerger des questions éthiques sur leur usage.
Dès l’apparition d’une nouvelle technologie, il est nécessaire de se demander si elle est réellement indispensable, d’interroger son impact et de réfléchir à la manière dont elle peut être utilisée positivement.
Les outils du Care design
Quelles sont les qualités nécessaires pour pratiquer le care design ?
- L'empathie : se mettre à la place de l’autre est fondamental dans la pratique du design.
- L'écoute active : écouter sans préjugés tout en remettant en question ses propres biais.
- L'esprit critique : savoir identifier ce qui est invisibilisé et toujours remettre en question ses méthodes et ses pratiques pour repérer les souffrances ou maltraitances éventuelles que l’on peut parfois infliger en essayant pourtant de bien faire.
- La vision systémique : comprendre les enjeux économiques, politiques et organisationnels dans des environnements complexes. Cette approche inclut l'analyse des structures de pouvoir, de la gouvernance et des dynamiques internes.
- L'adaptabilité : être capable de s'adapter à des contextes et des interlocuteurs différents et veiller également à rester connecté aux réalités des équipes de terrain, pas seulement aux décideurs.
À titre d’exemple, lors d’une mission avec l’ONG ALIMA (The Alliance for International Medical Action) en zones de grande vulnérabilité (guerres, épidémies, malnutrition,…), la notion de prendre soin était cruciale.
En tant que designer travaillant depuis un environnement sécurisé, ma démarche consistait à recueillir les besoins des équipes sur le terrain en Afrique sans adopter une posture condescendante ou les mettre en difficulté vis-à-vis de leur direction.
Projet "Les Jardiniers d'Arcueil" - Carte sensible
Comment le care design a-t-il fait évoluer vos pratiques ?
Cette approche du design par l’éthique et le soin m'a permis de renouer avec une démarche plus sensible et plus créative du design.
Le design numérique s’est largement automatisé ces dernières années, il s’est orienté vers une dimension de plus en plus technique (avec le design system, le design ops…). En travaillant sur le terrain j’ai constaté que la créativité était indispensable dans le soin. Il ne suffit pas de s’appuyer sur la méthodologie et les nouvelles technologies pour appréhender ces problématiques.
Par exemple, J’ai été mandatée, avec 7 autres collègues non-designers, par la mairie d’Arcueil pour travailler sur les vulnérabilités de la ville. Nous avons combiné une approche sensible à une démarche classique d’UX research en élaborant une carte sensible.
Plutôt que de proposer un relevé topographique, nous avons chacun dessiné une carte de la ville en fonction de nos ressentis. Cette approche avait pour objectif de rendre compte d’une expérience subjective et incarnée de la ville.
Le design par le care m’a aussi permis de renforcer mon approche collaborative, en plaçant une attention particulière sur le groupe. Pour renforcer la cohésion dans une équipe, il est essentiel de donner aux individus la possibilité de s'exprimer sur leurs motivations, leurs attentes et les vulnérabilités du groupe.
Projet "Les Jardiniers d'Arcueil" - Proof Of Care n°1 : Vertiges et Liens: fête des horizons
Selon vous, quelle sera la place du care design dans les années à venir ?
Je ne prétends pas être une experte absolue sur le sujet. On parle de plus en plus de bien-être au travail, de prendre soin des salariés, toutefois ces problématiques sont souvent abordées avec un objectif marketing. Ce n’est pas toujours facile de trouver son positionnement et de démontrer sa sincérité.
Ma démarche c'est presque de faire du Care sans le dire. Je peux me tromper, mais à mon sens, l’avenir du care dans le design c’est de devenir un véritable état d’esprit, présent à chacune des étapes du travail d’un designer, plutôt qu’une ultime méthode ou encore pire une stratégie de vente.
Se poser la question de l’impact que nos choix ont sur les autres lors de la conception d’un produit ou d’un projet devrait être un pré-requis, même si ce n’est pas encore le cas.
La généralisation de cette philosophie nécessitera un véritable travail de sensibilisation. Pour que les entreprises prennent ce sujet au sérieux il faudrait presque que le care devienne un paramètre pour remporter un appel d’offre, au même titre que l’impact carbone le devient par exemple.
Par ailleurs, il serait essentiel d’intégrer l’enseignement du care dans les écoles comme une approche qualitative et éthique du design.
Quelles sont les difficultés du care ?
La principale difficulté du care design c’est sa concrétisation. Il faut réussir à sortir de la théorie pour aller vers une application pragmatique. En tant que designer on est censé maîtriser à la fois le concept, le prototypage et la production à plus grande échelle.
Mon observation naïve, c’est que beaucoup d’acteurs du soin ont des idées d’améliorations qu'ils peinent à rendre tangibles (par manque de temps, de moyens mais aussi parfois de méthode).
C’est là que le designer peut devenir un allié, à condition de ne pas arriver en nouveau sachant, mais plutôt en offrant un regard extérieur complémentaire et surtout en tirant partie de l’aspect technique du métier.
Projet "Les Jardiniers d'Arcueil" - Proof Of Concept n°2 : les Jardiniers du Soin : ateliers podcast, hommage scénique
Quelles ressources recommandez-vous pour découvrir le care design ?
Quelques ouvrages :
- "La Charte du Verstohlen" de Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio : une approche inspirante sur la philosophie du soin et notre responsabilité collective en tant que designers.
- "Éthique et Design : Pour un climat de soin", toujours de Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio : cet ouvrage clé explore comment le design sous toutes ses formes (design d’espace, de service….) peut favoriser une démarche éthique et sensible.
- "Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité" de Pascale Molinier, Patricia Paperman et Sandra Laugier : une lecture essentielle pour comprendre les fondements théoriques et pratiques du care.
- "Les femmes du lien" de Vincent Jarousseau et Thierry Chavant : un superbe livre qui mêle photo et bande dessinée en mettant en lumière les métiers du soin souvent invisibilisés. Ce livre vaut toutes les théories, c’est une illustration très concrète du care.
Quelques ressources en ligne :
- La communauté des Designers Éthiques : engagée autour des pratiques de design éthique, c’est une très bonne ressource pour des contenus sur la norme et l’accessibilité numérique.
- Le wiki collaboratif Labo Furtifs : cet espace d’exploration permet de partager des initiatives responsables et furtives en design.
- La Chaire de Philosophie à l’Hôpital : elle propose une sélection d’articles, vidéos et podcasts sur la philosophie, la santé, le care pour challenger le numérique.
- Le Podcast "Loin des yeux, Loin du care" d’Eva Sadoun : une série passionnante qui interroge notre rapport au care dans un monde en mutation.
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